PAILLASSE

2009

Festin d’écumes

Texte de Oliver Clément / 2009 in inframine n°5.

« La communauté de photographies que nous propose Marie Quéau s’agence sous la forme d’une collection muséographique singulière, une cartographie faite d’îlots minutieux, de relevés dont le principe d’agrégation nous est étranger. Seul nous est livré ce titre labyrinthique à la sonorité rabelaisienne, Paillasse.

La plupart des élément livrés à notre regard semblent ramassés, à l’état de rebuts, dyspnéiques, déplétées, chairs prises dans une dynamique molle, humeurs grasses. Les formes semblent en sommeil, mais derrière la langueur des surfaces, on pressent une mobilité latente, une poussée cryptique en puissance cherchant à s’extérioriser. Elles semblent couver un principe transformateur. Nous sommes spectateurs de l’instant de leur métamorphose, mis face au potentiel plastique de ces corps.

Il se dégage de ces images ce même sentiment de grotesque à l’oeuvre dans le cinéma de David Cronenberg chez qui les corps sont toujours déjà atteints par un processus pathologique menaçant. A l’instar de ce dernier, également, c’est un rapport à la consommation de la chair et des images, une préoccupation eucharistique qui est mise en jeu de façon latérale. En effet, si de nombreuses allusions sont faites à la viande, la peau et aux tissus, le corps en tant qu’agent somatique n’est que rarement représenté. Il nous semble pourtant en discerner la marque dans les restes d’une fête ou de quelque rituel païen. Nous pouvons alors nous demander si l’agressivité ressentie devant certains objets n’est pas celle d’un estomac famélique soumis à la nécessité essentielle de se nourrir, de communier autour d’un même festin. Je pense ici à cette fourchette édentée, au dos labilement maintenu par une attelle faite de bois et de fil, à l’image de ces armes artisanales que confectionnent les prisonniers. Telle encore cette bottine traversée par les épines des clous qui maintenaient son talon à présent brisé, suspendue contre un mur de lattes à la façon d’une chevrotine. Et pourtant, les aliments nous semblent gâtés, rares ou pire encore gelés dans leur condition d’image. L’allégresse ne semble donc pas être l’horizon de ce festin sapé à sa racine par la pénurie, gâché par la promesse de la gueule de bois.

Marie Quéau parvient à me faire ressentir, à travers ce corpus, le sentiment d’une extrême adéquation avec notre monde oxymorique écartelé entre le pullulement exponentiel des images et l’inverse reflux du visible derrière la surface des murs d’écrans et la cryptographie booléenne. Nul spectacle d’une machine pensante ici, mais la vision anatomique d’un clavier saccagé exhibant le contenu de son ventre plat.
C’est donc toujours encore d’incarnation, de digestion et de régurgitation dont il est question si l’on considère le nombre de régimes d’images convoqués dans ces quelques photographies. Que l’on songe à la science-fiction, aux arts premiers autant qu’à la photographie de Wols ou encore aux sculptures urbaines de Gabriel Orozco etc. Toutes les formes de ce qu’il est convenu d’appeler la culture y sont abordées avec un égal appétit. Mais là où un tel feuilletage référentiel pourrait conduire aux formes les plus nauséeuses du post-modernisme, l’élégance de ce travail est de n’imposer aucune de ces figures, d’œuvrer avec une grande économie, un dépouillement même. Cette humilité que l’on retrouve dans la justesse d’un cadre construisant une distance appropriée aux choses et ménageant l’implication de son auteure sans que celle-ci n’étouffe le sujet par son autorité. Nous sommes aussi bien les témoins d’un examen médical que les invités d’un monde dont on devine combien il est proche du notre, de son absurdité, de la joie autant que de la violence qui le traverse, de sa beauté enfin. »